Refondre les politiques publiques avec le numérique

Carlos Santiso
10 min readMay 3, 2021

Note de lecture de l’ouvrage de Gilles Babinet, Refondre les politiques publiques avec le numérique (Dunod, 2020, 236 p.), publiée dans la Revue française d’administration publique 2021/1, 177, 249–252, disponible ici.

La décennie 2020 sera numérique. Dans sa préface à l’ouvrage dirigé par Yan Algan et Thomas Cazenave et publié en 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, appelait à mettre « l’État en mode start-up » pour impulser la « grande transformation » de l’action publique à l’ère du numérique : « On attend de l’État qu’il reforme. Mais on attend tout autant de lui qu’il se réforme », soulignait-il.

Élu président, il lance un nouveau grand chantier de la réforme de l’État, Action publique 2022, dont l’objectif est de moderniser l’action publique pour la rendre plus efficace et efficiente, mais aussi plus agile et plus proche. La transformation numérique de l’administration est au cœur de cette ambitieuse refonte de l’administration, appuyée para un fonds dédié de 700 millions d’euros sur 5 ans. Bien que motivée par le besoin de rationaliser les dépenses publiques, cette démarche répond à une ambition gouvernementale de transformer l’action publique au-delà de la réforme de l’État, d’améliorer la qualité des services publics notamment par leur dématérialisation complète à l’horizon 2022.

En France, comme ailleurs, la réforme de l’État est aussi ancienne que l’État lui-même. Dans quelle mesure ce énième chantier est-il une véritable rupture ? L’ouvrage de Gilles Babinet, Refondre les politiques publiques avec le numérique, nous offre un éclairage original pour mieux comprendre la nature et l’ampleur de la transformation disruptive de l’action publique qu’oblige la transition numérique, ce que le Forum économique mondial décrit comme « la quatrième révolution industrielle ». Pour son fondateur, Klaus Schwab (2017) :

« Nous sommes à l’aube d’une révolution technologique qui va fondamentalement changer nos relations aux autres ainsi que notre façon de vivre et de travailler… La survie des systèmes gouvernementaux et des autorités publiques dépendra de leur capacité à s’adapter. Ils perdureront s’ils sont capables de s’ouvrir à un monde de changements et de ruptures, de soumettre leurs structures aux niveaux de transparence et d’efficacité qui leur permettront de conserver leur avantage concurrentiel. »

La crise engendrée par le coronavirus a accéléré l’urgence de cette transition numérique. Comme nous rappelle Chateaubriand, « les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes ». Les confinements à répétition ont virtualisé les relations sociales et les activités économiques ; ils ont également précipité la dématérialisation des procédures administratives. Cependant, le grand changement est ailleurs. Il se situe dans les attentes des usagers des services publics et, de plus en plus, dans les pratiques des agents publics nés avec le numérique. Les usagers des services publics demandent de meilleurs services numériques, alors que les agents publics s’investissent davantage dans l’innovation publique. Ce qui est différent dans cette refonte de l’action publique, que le numérique permet et oblige, n’est pas seulement dans ses leviers et ses outils, mais aussi dans ses pratiques et ses réflexes, dans la manière d’appréhender l’action publique et de concevoir les services publics. Dans ce contexte, les « digital natives » demandent des services publics qui fonctionnent aussi bien que les services numériques des plateformes qu’ils utilisent quotidiennement, leurs attentes et leurs exigences se sont accrues. « Si les États et les services publics ne sont pas capables de proposer des expériences à la hauteur de ce que font les plateformes, le risque à long terme est une contestation de leur mission même » (p. 33), prévient Babinet. En effet, la transition numérique remet en question la notion d’État et la conception de l’action publique.

L’ouvrage de Babinet n’a pas la rigueur d’un ouvrage académique, mais son apport est ailleurs. Il se base sur une connaissance profonde et fine du potentiel transformateur des nouvelles technologies, comme les technologies de sécurisation des données, les blockchains ou chaînes de blocs s’avèrent prometteuses pour assurer l’intégrité des processus administratifs, notamment ceux liés aux marchés publics. Il a d’ailleurs servi de support didactique pour une formation professionnelle destinée aux agents publics des administrations locales. Babinet est le parfait reflet du caméléon requis pour repenser l’action publique à l’ère du numérique, au-delà des moules traditionnels, combinant expérience privée et vocation publique, aux multiples fonctions en tant que professeur associé à Sciences Po, vice-président du Conseil national du numérique ou encore « digital champion » pour la France auprès de la Commission européenne.

La transition numérique représente à la fois des défis et des opportunités pour la modernisation des administrations et plus fondamentalement de la conception traditionnelle, wébérienne et jacobine, de l’État. Mais, comme le montre Babinet, cette transformation, habilitée par les technologies disruptives et surtout la gestion intelligente des données, n’est pas seulement technologique ; elle est surtout culturelle. La modernisation technologique de l’appareil administratif, de la « machinery of government » (Sallis, 1982), a permis des sauts d’efficience opérationnelle. Le « new public management » des années 1990 (Hood, 1991 ; Barzelay, 2001) a aussi introduit des notions du secteur privé et de gouvernance d’entreprise dans les pratiques managériales du secteur public. Mais la transition numérique est disruptive, dans son ampleur et sa profondeur ; elle est davantage une révolution qu’une évolution.

Babinet met l’accent sur trois grandes transformations de l’action publique. Tout d’abord en termes d’efficience opérationnelle des administrations publiques. La France a réalisé de grandes avancées dans la dématérialisation et la rationalisation des procédures administratives, notamment en matière de services numériques, d’administration fiscale, et de données publiques. Elle reste cependant dans le peloton des gouvernements numériques, derrière les pays scandinaves et anglo-saxons, selon les dernières évaluations de la Commission européenne et des Nations unies. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les pays les plus avancés en matière de gouvernement numérique sont aussi ceux où les gens sont les plus heureux, selon l’OCDE.

À l’instar de ces pays, la France se démarque par une certaine fragmentation dans la gouvernance du gouvernement numérique et le pilotage de la transformation numérique, qui s’appuient sur des directions et des comités interministériels dispersés entre Matignon et Bercy. En Grande-Bretagne, celle-ci est concentrée au sein d’une agence autonome créée en 2011 rattachée au Cabinet Office, les Gouvernment Digital Services. De nombreux autres pays en tête de peloton numérique ont d’ailleurs adopté ce modèle de recentralisation des compétences numériques de l’État, notamment les États-Unis, le Canada et la Suède, ainsi que Singapour ou l’Uruguay.

Babinet s’arrête d’ailleurs sur le cas de l’Estonie, souvent érigé en modèle, et son triptyque numérique fondé sur une identité numérique unique, des services dématérialisés avec un portail d’accès unique, et un système d’interopérabilité des données publiques, trois domaines dans lesquels la France marque un retard. La transformation estonienne mise en œuvre depuis près de vingt ans est porteuse d’un projet politique destiné à recentrer les administrations sur les citoyens. Elle est fondée sur un principe recteur, celui de simplifier la vie des usagers en ne leur demandant une information qu’une seule fois, principe de « once only ». Il incombe ensuite aux administrations de se débrouiller pour l’appliquer. Ces principes ont été entérinés par l’Union européenne dans la Déclaration de Berlin de décembre 2020 sur la société numérique qui souligne que la transformation numérique doit reposer sur des valeurs fondamentales et principes démocratiques.

Cependant, la transformation des administrations doit aller au-delà de la dématérialisation des démarches administratives ; elle doit simplifier les services publics et exploiter les solutions numériques pour les repenser. Il ne s’agit pas de transformer la bureaucratie en e-bureaucratie. L’État comme plateforme (O’Reilly, 2011) doit aussi pouvoir dépasser la pesanteur hiérarchique des silos administratifs et mutualiser les infrastructures technologiques. Emmanuel Macron soulignait dans son discours à la Cour des comptes du 22 janvier 2018 que le numérique devait être un moyen, non une fin, pour rendre la confiance des usagers dans leurs administrations : « Non pas investir simplement pour dématérialiser, mais pour transformer les pratiques ». Car il ne s’agit plus seulement d’optimiser l’appareil administratif et de dématérialiser les services publics, mais de les repenser pour les rendre plus agiles et plus proches des usagers, anticipant même leurs besoins.

Ensuite, en termes de transparence de l’action publique. La transformation numérique est une révolution des données, car les technologies sont avant tout des manières de générer et gérer des données pour en extraire de la valeur. Si les données sont le combustible de la nouvelle économie numérique, elles sont aussi en passe de devenir le principal actif immatériel des États. Le domaine où les avancées sont les plus marquées en France est celui de l’« open data », l’ouverture et l’exploitation des données pour piloter les politiques publiques, notamment depuis la création de la fonction d’administrateur général des données du gouvernement en 2014 sous l’impulsion d’Henri Verdier.

Ces transformations s’insèrent dans une logique évolutive de la transformation publique, d’une administration bureaucratique basée sur le pouvoir du papier à une administration numérique basée sur la dématérialisation des démarches administratives, et enfin vers une administration dite « intelligente » basée sur la donnée pour créer de la valeur pour le public. La création du laboratoire d’innovation publique français Etalab dès 2011 s’inscrit dans cette logique : concevoir la donnée publique comme une « infrastructure essentielle » de l’État, pour reprendre le titre du rapport de l’administrateur général des données de 2016–2017. Celle-ci nécessite cependant un cadre de gouvernance fort, au centre même du gouvernement (« center of government ») et qui place la donnée au cœur de l’administration afin de produire des données de qualité et de promouvoir leur exploitation effective. L’expérience internationale montre d’ailleurs que toute stratégie des données doit être un effort transversal qui traverse toutes les administrations (« whole of government »), pilotée depuis le sommet de l’État pour dépasser les puissants silos administratifs, car l’information est un pouvoir et les administrations jalousent souvent ce pouvoir.

On assiste à une évolution importante de l’agenda de données publiques, d’une première génération de réformes portée par une préoccupation pour la transparence de l’action publique et l’accès aux informations administratives, à une deuxième génération de réformes centrées sur l’exploitation des données pour un meilleur pilotage et évaluation des politiques publiques, et aujourd’hui vers une troisième génération focalisée sur une meilleure gouvernance des données pour créer de la valeur publique, promouvoir l’entrepreneuriat privé, et garantir la sécurité et l’intégrité des données personnelles. Cette évolution accompagne l’essor rapide de la nouvelle économie des données, comme le reflète la loi pour une République numérique de 2016.

Enfin, la transformation des rapports aux usagers. Il s’agit là d’une véritable révolution copernicienne dans la conception des services publics et les pratiques des pouvoirs publics qui vise à mettre les citoyens au cœur de l’action publique, non plus comme administrés, mais comme usagers. Les logiques des entreprises du numérique sont au cœur de cette transformation, celles des plateformes de l’économie numérique et des développeurs de logiciels qui privilégient l’expérience de leurs usagers dans le développement de leurs services. Ces logiques dites « agiles » promeuvent l’innovation, l’expérimentation, les méthodes de travail ouvertes et itératives. Elles sont portées par des équipes multidisciplinaires et autonomes.

Ces démarches vont souvent à l’encontre les instincts administratifs et leur aversion au risque. Elles défient la notion même de bureaucratie, dans le sens donné au xviiie siècle par Vincent de Gournay pour désigner le « gouvernement des bureaux » et du papier. Telle que définie par Max Weber, la bureaucratie désigne un pouvoir qui se caractérise par des règles strictes, une division des responsabilités, et une forte hiérarchie. Elle se fonde donc sur une hiérarchie verticale, des règles uniformes et des silos fonctionnels. Or, la révolution numérique vient questionner ces méthodes verticales de gouvernement. Les approches horizontales qu’elle promeut requièrent de décloisonner les silos administratifs pour les restructurer en fonction des services à mettre en œuvre.

Il s’agit là d’une véritable rupture dans la culture managériale des administrations, de leurs habitudes et de leurs réflexes. Les transformateurs ont recours à des laboratoires d’innovation publique et à des méthodes plus propres aux start-ups qu’aux bureaucraties. D’ailleurs, l’incubateur d’innovation du gouvernement français, Etalab, s’appuie sur ces méthodes pour apporter des solutions innovantes au travers des programmes de Start-up d’État et d’Entrepreneurs d’intérêt général.

Pour Babinet, le numérique est donc un instrument clé de la transformation de l’État qui repose sur un triptyque : une gouvernance du numérique basée sur une vision politique de l’action publique ; une infrastructure technologique qui la sous-tend, notamment en matière de données et de cybersécurité ; et, enfin et surtout, un nouveau talent humain, véritable capital risque de l’administration numérique. La réforme du service public est d’ailleurs le Talon d’Achille de cette transformation, pas seulement en France. Il s’agit d’attirer et de retenir dans la fonction publique les nouveaux talents issus de la génération numérique dont les impatiences butent souvent avec la temporalité des bureaucraties [1]. Ces nouvelles compétences numériques des fonctionnaires sont de trois ordres : celles des décideurs politiques qui doivent comprendre la portée et le potentiel des solutions numériques innovantes pour les services publics ; celles des spécialistes du numérique qui doivent concevoir et porter des réformes souvent disruptives et qui dans certains pays, comme l’Espagne, sont un corps d’État à part entière et prestigieux ; et enfin la grande majorité des agents publics qui voient leurs tâches redéfinies, voire supprimées. Comme Babinet le souligne, in fine, ce sont les personnes, et non les technologies, qui doivent conduire les réformes.

Pour l’auteur, « c’est un leurre que d’imaginer que le numérique n’est qu’une sous-division de l’action publique… sa puissance en fait un facteur de stratégie politique en tant que tel » (p. 209). « Même l’avenir n’est plus ce qu’il était », en aurait conclu Paul Valéry.

Note :

[1] Autre problème : les solutions innovantes de l’incubateur d’innovation du gouvernement français, Etalab, au travers des programmes Start-up d’État et Entrepreneurs d’intérêt général, butent souvent sur les logiques, et leurs limites, des règles de marchés publics, véritable nœud gordien pour le développement des govtech. Dans ce contexte, « la créativité demande du courage », pour reprendre l’expression d’Henri Matisse.

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Carlos Santiso

Carlos currently leads the governance practice of a multilateral development bank focusing on data and digital innovation in government.